Les trois créatrices, en résidence-diffusion au Nouveau Studio Théâtre, quartier St-Félix, proposaient plusieurs rendez-vous du 8 au 11 juin, pour découvrir leur performance sonore. Au travers de cette déambulation, c’est tout un univers que l’on découvre, plongé dans les mécanismes d’une communauté en ligne d’individus masculinistes.
“Qu’est ce que je pourrais bien apprendre aux féministes ?” C’est la question que s’est posée Marion Thomas, comédienne à Nantes, lorsqu’elle a construit son spectacle. Elle a d’abord imaginé seule le texte et les éléments qu’elle souhaitait intégrer à cette performance. Puis, pour le mettre en forme, elle a fait appel à une amie, membre d’un collectif de théâtre suisse, Pintozor Prod, basé à Lausanne. “J’ai pris contact avec Maxine et Audrey. Elles m’ont aidé à la mise en place de mon projet, à penser la dramaturgie, et la partie technique/son.”
Après plusieurs discussions, le format est décidé. Pendant environ une heure, les participants et participantes suivent une femme dans l’espace urbain, tout en écoutant- casque sur les oreilles et mp3 clipsé sur son vêtement- un récit mit en voix par Marion Thomas. Alternant entre le point de vue de la jeune femme et celui d’un membre de la communauté dite “incel”, la contraction en anglais de "involontary celibate", qui signifie célibataire involontaire en français.
“Nous voulions créer une expérience immersive avec différents points de vues et regards.
Il était important pour nous que le.la spectateur·trice se sente aussi observé·e, maté·e comme pourrait l’être la jeune femme qu’il·elle suit.
C’était donc primordial de définir un chemin dans les lieux fréquentés et en ville.”
Une communauté masculiniste influente
Apparue à la fin des années 90, cette communauté est constituée de jeunes hommes qui se sont formés une identité autour du fait de ne pas avoir de sexualité. Selon eux, le manque d’implication dans une relation amoureuse est justifié par le fait qu’ils ne sont pas assez beaux, ou pas assez attirants pour les femmes. Cette solitude, et ce sentiment de rejet les conduisent à haïr les femmes, et les hommes dit “épanouis sur le plan sexuel” et parfois à commettre des crimes. Plusieurs tueries de masse découlant de cette sous-culture les ont d'ailleurs rendus "célèbres", en Europe et aux Etats-Unis, entre 2014 et 2020.
Très présents sur le web notamment sur des sites communautaires comme Reddit, ils ont attiré l’attention de Marion Thomas. "J'ai l’habitude de beaucoup traîner sur internet, sur des forums de communautés un peu étranges et spéciales. Et puis il y a eu une période où j’allais beaucoup sur les forums incels. Je n'intéragissais pas, je lisais simplement leurs messages sans forcément me cacher mais avec un pseudo qui laissait planer le doute sur mon identité.”
C’est un événement particulier qui attire sa curiosité en 2014 et qui sera à l’origine de son spectacle. “Le 26 mai 2014 plusieurs membres parlaient d’un homme qui était passé à l’acte en Californie.
J’ai compris qu’il était descendu dans la rue pour tuer des femmes, parce qu’il les détestait.
Bilan, 6 mort·e·s et 14 blessé·e·s. Rapidement et avant que les autorités américaines suppriment ses données, Marion Thomas parvient à récupérer le journal intime du jeune homme, qu’il avait mis en ligne, ainsi que l'intégralité de sa chaîne Youtube composée d’une cinquantaine de vidéos. Ce jeune homme est le point central de cette balade sonore, qui s'inspire de sa vie, de ses états-d'âmes.
En décryptant ses mots, ses vidéos et en retraçant son parcours de vie, Marion Thomas, Maxine Reys et Audrey Bersier, sont parvenues à créer un spectacle immersif autour de sa vie et de celle d’une jeune femme obsédée par lui, que l’on suit dans les rues d’une ville.
Un autre regard sur le masculinisme
Au cours de la balade et du récit mis en voix par Marion Thomas, que le spectateur·trice écoute, le jeune homme et les incels en général ne sont pas pointés du doigt. Le but de ce spectacle n’est pas de les stigmatiser et de les désigner comme des ennemis du féminisme mais d’autres "victimes" de notre société patriarcale et de ses normes.
“Ces jeunes hommes subissent des injonctions et s’imaginent que pour être avec une femme il faut être très viril, beau etc. C’est aussi ce qui nous intéressait toutes les trois, les similitudes avec ce que nous on pouvait vivre en tant que femme.” Explique l’une des créatrices, Maxine Reys. Ce spectacle permet aussi de dénoncer tous types de normes et de voir les choses d’un point de vue systémique. La comédienne suisse poursuit. “On subit toutes et tous ces choses-là. Alors comment on peut avoir un impact radical sur les choses ? En arrêtant de stigmatiser une catégorie de personne et en acceptant que l’on est toutes et tous responsables.”
Afin d’ouvrir le dialogue et de pouvoir échanger sur le féminisme et le masculinisme, les trois créatrices et le Nouveau Studio Théâtre organisaient un moment de discussion à la fin de la balade. Un kit de survie était distribué à chacun.e des participant·e·s et contenait un livret soit de références féministes, soit de références masculinisme pour disent-elles “mieux connaître son ennemi”. Cet échange final permet avant tout aux participant·e·s comme aux comédiennes de nourrir un dialogue et de continuer, ensemble, la déconstruction de ces mouvements violents.
La tournée du spectacle se poursuit, en France et ailleurs, notamment du 5 au 29 août 2022 au Edinburgh, capitale de l’Ecosse.
Article et reportage réalisés par Margaux Harivel.